n°333 – La réalité est toujours infiniment plus variée que ce que n’importe quelle théorie peut saisir*

Modifié le 7 décembre 2025.

Philippe Naszályi
Directeur de LaRSG

Nous avons choisi le père de la sociologie pour exprimer avec une limpidité remarquable, la manière dont La Revue des Sciences de Gestion conçoit la recherche depuis sa fondation. La connaissance ne se réduit jamais aux cadres que nous dessinons pour la saisir. Les organisations, les pratiques, les territoires et les comportements débordent toujours les catégories que nous élaborons pour les comprendre. Le réel ne se laisse pas enfermer dans une formule. Il surprend, résiste, déjoue les simplifications. Depuis soixante ans, la plus ancienne revue francophone de management assume pleinement et avec impertinence ce rapport exigeant au terrain et aux faits, en refusant toute réduction systématique au profit d’une compréhension patiente et plurielle des phénomènes. Et cela n’en déplaise aux « classeurs » de tout poil. En la matière, je fais mien cet aphorisme prêté à Sacha Guitry : « Il parait qu’il y a des gens qui classent tout. Ce sont les mêmes qui, finalement, ne comprennent rien ! »

Soixante ans : un anniversaire, pas une retraite

Cette année 2025 revêt ainsi une signification particulière. La revue célèbre ses soixante ans. En France, cet âge évoque immédiatement la retraite. Cet âge plus que jamais anime les oppositions syndicales tout comme les joutes oratoires des plateaux de télévision ou des assemblées avec le retour à un seuil devenu presque mythique depuis François Mitterrand.

Rien de tout cela n’est d’actualité pour La Revue des Sciences de Gestion. A soixante ans, elle ne songe nullement à ralentir. Elle ne prend pas non plus sa retraite. Elle ne s’y prépare pas. Elle ne montre aucune intention de le faire. Bien au contraire, elle poursuit avec la même vitalité l’exploration des organisations, l’accueil des travaux venus de différents continents et la confrontation des approches théoriques. Le numéro double qui s’ouvre ici est l’avant-dernier de cette année du soixantenaire, prélude direct aux journées de Marrakech les 10, 11 et 12 décembre 2025.

Notre jubilé, ou plutôt les « noces de diamant » de La RSG seront fidèles à notre ouverture à toutes les cultures francophones.

Ce triduum se déclinera d’abord par deux colloques dans le cadre des 3es Rendez-vous du management de Marrakech (RMM) qu’a lancé le Professeur Nabil Ouarsafi et auxquels nous sommes associes depuis le début !

  • Un large débat sur le travail s’illustre par un thème désormais central dans les organisations comme dans le débat public, à savoir la question de savoir s’il faut travailler plus, travailler moins ou travailler autrement.
  • La démocratie en santé et le pouvoir d’agir des usagers est l’objet, le 11 décembre, du 3e colloque que notre revue organise, en partenariat avec la chaire de Gestion des services de santé et le laboratoire Lirsa (EA4603) du Conservatoire national des arts et métiers[1]. Partenaire incontournable, sa directrice Sandra Bertézène a, en plus, coordonné la publication, aux éditions LEH, du volume de plus de cinq-cents pages qui réunit toutes les contributions des deux premiers colloques que nous avons organisés en 2023 à Paris et en 2024 à Paris et Montréal (bulletin de commande.)

Les Doctoriales offriront en outre à de jeunes doctorants marocains un accompagnement méthodologique et scientifique, prolongeant ainsi le rôle de transmission qui fait partie de l’identité de la revue grâce à la venue de membres de notre comité de rédaction.

Enfin, les prises de parole des personnalités françaises et marocaines lors des festivités du soixantenaire répondront à la question de savoir ce que signifie durer pour une revue scientifique, sans devenir immobile ni répétitive, avec le témoignage d’autres directeurs de revues francophones, venus partager cette fête de la recherche en management !

Une fidélité au terrain et à la complexité du réel

En effet, depuis six décennies, la revue défend une manière précise de comprendre les phénomènes de gestion : partir du terrain, observer les pratiques, écouter les acteurs, suivre les processus, au lieu de plaquer un modèle préétabli. Cette fidélité à l’enquête et à la situation concrète est l’un des fils rouges de son histoire. Marc Bloch le rappelait avec une image devenue classique lorsqu’il écrivait que le bon historien ressemble à l’ogre de la légende, car là où il flaire la chair humaine, il sait que là est son gibier[2]. La connaissance en science de gestion comme en Histoire ne nait pas d’une construction abstraite ; elle se forme dans le contact avec la vie sociale.

Henry Mintzberg, dont les travaux empiriques ont renouvelé la compréhension du management et inspire tant de recherches, dont mes travaux de thèse, l’a formulé avec la même exigence : Pour comprendre ce qui se passe vraiment dans les organisations, il faut sortir de son bureau et aller sur le terrain[3]. Les routines, les ajustements, les réponses improvisées, les solutions ad hoc, tout ce qui échappe à la formalisation immédiate fait partie intégrante du fonctionnement réel. L’historien et le spécialiste des organisations se rejoignent : le savoir exige de regarder ce qui agit et non ce que l’on imagine qui devrait agir.

Cette posture n’a jamais quitté la revue. Elle est pour ainsi dire constitutive de son identité. Elle a permis d’accueillir, depuis 1965, des travaux venus de mondes différents, porteurs de traditions intellectuelles variées, nourris d’expériences contrastées. Elle a rendu possible la rencontre entre l’analyse institutionnelle, la théorie des organisations, la sociologie du travail, la gestion publique, la finance, le marketing, l’économie territoriale ou encore la gouvernance coopérative. La Revue des Sciences de Gestion n’a jamais cherché l’uniformité. Elle a proposé la fécondité. Voilà pourquoi une fois de plus, elle est inclassable et surtout pas avec des normes venues d’ailleurs et inadaptées. « La pensée ne doit jamais se soumettre : ni a un dogme, ni à un parti, ni à une passion ; ni à un intérêt, ni a une idée préconçue ; mais seulement aux faits établis[4]. »

Une revue naturellement ouverte

C’est à cette lumière que prend tout son sens la citation de Max Weber que nous avons choisi pour titre de cet éditorial. Les terrains réunis dans ce numéro en témoignent. Ils proviennent d’Afrique francophone, d’Europe, du Congo, du secteur coopératif champenois, de l’industrie régulée, du marché de la téléphonie. Ils ne forment pas une mosaïque disparate mais un ensemble cohérent qui montre que la gestion se pense à l’échelle du monde, dans la diversité des continents, des cultures et des institutions.

Trois contributions ouvrent ce volume pour présenter un État de la question ou de la recherche.

1. Une revue systématique de la littérature sur l’aliénation du consommateur montre comment un concept ancien retrouve une pertinence contemporaine à l’heure des crises, des scandales et des mouvements d’anti-consommation.

2. Présenter la recherche africaine en contrôle de gestion, en s’appuyant sur les Journées d’Étude Africaine en Comptabilité et Contrôle, met en évidence la construction progressive d’un espace scientifique africain capable de produire ses propres cadres analytiques.

3. Analyser vingt années d’entrepreneuriat féminin congolais montre comment inclusion sociale, création de valeur et ancrage territorial se combinent dans un environnement institutionnel complexe.

Ces trois états de la recherche ne se contentent pas de faire un bilan ; ils ouvrent des agendas, des pistes, des chemins possibles.

Quatre articles riches d’actualité interrogent les tensions contemporaines et prolongent ces analyses en abordant des enjeux très concrets car l’ambiguïté est une caractéristique centrale de la vie organisationnelle[5]. Ils examinent les tensions interpersonnelles dans les réseaux vertueux, les critères mobilisent par le capital-risque dans la sélection des projets, les liens entre leadership transformationnel, motivation et créativité, ainsi que les effets de la norme IFRS 16 sur la présentation financière des entreprises.

Trois études de cas referment le numéro. Elles portent sur la croissance extra-organisationnelle d’une union de coopératives champenoises (du champagne pour nos 60 ans !), sur les spécificités du pilotage budgétaire dans une entreprise régulée, et sur la construction de la confiance dans les opérateurs de téléphonie auprès de jeunes adultes. Elles montrent que la gestion se comprend toujours au plus près des situations car l’étude de cas n’est pas un détour, mais un accès privilégié à la compréhension du social[6].

Et maintenant : ad multos annos !

Ainsi conçu, ce numéro illustre concrètement ce que la revue défend depuis soixante ans : une recherche qui relie plutôt qu’elle ne sépare, qui accueille plutôt qu’elle n’exclut, qui se nourrit du réel plutôt que de s’en détourner.

Henri Bergson résume bien cette posture lorsqu’il écrit que l’intelligence n’est pas faite pour se reposer, mais pour aller toujours plus loin[7].

Soixante ans ne sont pas un terme mais un élan. Marrakech en sera le prolongement, les Doctoriales en seront la transmission, et les numéros à venir en seront l’approfondissement.

La Revue des Sciences de Gestion n’entre pas en retraite. Elle continue d’avancer.


* Die Wirklichkeit ist immer noch unendlich vielgestaltiger, als es jede Theorie zu fassen vermag, Max Weber, Gesammelte Aufsätze zur Wissenschaftslehre Tübingen, Mohr Siebeck, 1922, p. 170. (Articles réunis sur la théorie de la science).

1. https://culture.cnam.fr/decembre/pouvoir-d-agir-des-usagers-en-europe-en-amerique-en-afrique-partager-les-savoirs-pour-une-plus-grande-democratie-ensante-1559750.kjsp

2. Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien, Paris, Armand Colin, 1949, p. 17.

3. Henry Mintzberg, Le management : Voyage au centre des organisations, traduction française de Mintzberg on Management, Paris, Éditions d’Organisation, 1990, p. 312. Mintzberg on Management, New York, Free Press, 1989, p. 13.

4. Henri Poincaré, La morale et la science, conférence prononcée en 1912, publiée dans Henri Poincaré, Dernières pensées, Paris, Flammarion, 1913, p. 125.

5. Ambiguity is a central characteristic of organizational lifeJames, G. March et Johan P. Olsen, Ambiguity and Choice in Organizations, Bergen, Universitetsforlaget, 1976, p. 10

6. Michel Wieviorka, L’importance du cas, Paris, Éditions Robert Laffont, 2021, p. 12.

7. Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, Paris, PUF, 1932, p. 118.

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