Disparition de André Straus, un pont entre historiens et économistes

Modifié le 27 août 2024.

André Straus, directeur de recherche émérite au CNRS, a disparu accidentellement le 9 août 2024. Il restera présent dans la communauté scientifique à la fois par ses travaux sur l’histoire du financement de l’économie française au XXe siècle et par le rôle de pont qu’il a joué entre les historiens et les économistes. Nul de tous ceux qui l’ont connu en France n’oubliera l’amitié, l’humour, la chaleur personnelle et le dynamisme qui ont été sa marque de fabrique et qu’il a prodigués avec générosité. Ce sera aussi le cas de nombreux membres des congrès mondiaux d’histoire économique (WEHC) dont il ne manquait jamais les réunions quadriennales puis triennales et où il avait noué des relations durables. Ayant été tous deux associés à certaines de ses activités, nous souhaitons ici présenter toutes les dimensions de son parcours.

Sa double formation avait été la base de sa spécificité et de son itinéraire professionnel. Membre d’une famille de trois enfants, né en 1948 d’un père pédiatre reconnu pour ses travaux sur la maltraitance des enfants et d’une mère professeure de musique, il avait passé d’abord une maîtrise de mathématiques avant de se convertir à l’histoire. Agrégé d’histoire en 1977, il avait enseigné 5 ans en lycée, à Harfleur, Champigny, Joinville le Pont. Puis, ayant élaboré un projet de thèse d’Etat sous la direction de Jean Bouvier, professeur à Paris 1, il a été recruté en 1982 comme chargé de recherche au CNRS, affecté à l’Institut d’histoire économique et sociale de Paris 1, devenu en 1997 un des pôles de l’UMR Institutions et dynamiques historiques de l’économie (IDHE, titre ensuite élargi à la société : IDHE.S). Ayant soutenu sa thèse d’Etat en 2006 sous la direction d’Alain Plessis, il a été promu directeur de recherche. En 2019 il avait obtenu l’éméritat.

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André Straus (il avait changé la graphie familiale Strauss) avait lui-même défini ses orientations dans son résumé de thèse de 2006 :
« Il s’agit d’une thèse d’Etat sur travaux. On peut les regrouper sous trois principales rubriques :

1) L’inscription de la conjoncture dans l’espace (ils concernent les mouvements longs de l’industrie lainière et l’appréhension de la conjoncture à partir de la démographie des entreprises).

2) Le financement de l’économie du financement de l’Etat au financement des entreprises (ils traitent des emprunts d’Etat et de leurs rapports avec le marché financier, de l’évolution comparée des modes de financement et des systèmes financiers des pays industrialisés, du financement des entreprises françaises dans la deuxième moitié du XXe siècle ainsi que du financement de l’industrie électrique ; ils envisagent aussi sous cet angle la question de la gouvernance des entreprises).

3) Les institutions financières (ces études envisagent l’histoire des marchés financiers, des banques et de l’assurance, et traitent aussi des rapports entre l’Etat et le système financier). » Au fil du temps il a ainsi occupé un large spectre de recherche de l’échelle macroéconomique à la microéconomie, étudiant la conjoncture comme les structures des économies, mêlant histoire quantitative et travail d’archive comme histoire orale et ne rechignant pas à l’histoire comparée et à la dimension internationale des recherches.

Il est devenu pionnier dans l’étude de certaines branches de l’histoire économique : la finance, la monnaie, l’assurance. En histoire financière, il s’est fait connaître par ses travaux précurseurs sur les emprunts d’Etat, sur le financement des entreprises, la Bourse, le secteur bancaire puis à partir des années 1990 celui de l’assurance.

Un enseignant impliqué

Chercheur CNRS, André Straus a aussi été très actif en assurant des enseignements dans deux établissements de formation à la statistique : l’École nationale de la statistique et d’analyse économique (ENSAE), l’Ecole nationale supérieure de la statistique et de l’information (ENSAI), et à l’École normale supérieure, et surtout à l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne où il a lancé en 2008 un parcours d’histoire économique au sein de l’UFR d’économie. Destiné aux étudiants de master, cet enseignement a contribué pendant une dizaine d’années à familiariser les étudiants en économie au travail sur archives et à la démarche méthodologique des historiens.
Toujours généreux de son savoir pour les étudiants, il a dirigé et co-dirigé plusieurs thèses d’économie à dimension historique. Ajoutons qu’il avait été membre de jurys de concours : pour l’agrégation de sciences sociales et l’entrée à HEC.

Une place à part dans le monde académique

André Straus a préparé une génération d’économistes à la fameuse leçon de 24 heures de l’agrégation de sciences économiques. Il était également chercheur associé au laboratoire PHARE (Philosophie, Histoire et analyse des représentations économiques) de l’Université Paris 1 créé en 2001, au sein duquel il aimait dialoguer avec les historiens de la pensée et les philosophes économistes.

C’était aussi un homme du collectif. Par la transmission des apports de la génération précédente : il a co-organisé un volume d’hommage à son maître Jean Bouvier, qui fut un vrai livre et auquel ce dernier collabora abondamment ; ensuite il a participé à l’organisation des mélanges à la mémoire de l’historien russe Valerij I. Bovykin (parus à Moscou en 2001) ; enfin il a dialogué de nombreuses années avec Maurice Lévy-Leboyer et, après sa disparition, co-organisé la journée consacrée à l’œuvre de celui-ci à l’Université de Paris Nanterre en 2015. Par les revues : il a contribué au lancement de la revue Histoire et mesure en 1986, en est resté membre du comité de rédaction, devenant même un temps responsable de la rédaction ; il a été longtemps membre du comité de rédaction de la revue Risques fondée par Denis Kessler ; il a publié six articles dans la revue Entreprises et Histoire. Par la participation à des opérations ou des comités de travail historique avec des entreprises : cela a été le cas avec le Crédit Lyonnais, où il a codirigé avec Roger Nougaret une collection de 5 volumes d’archives économiques du Crédit Lyonnais confiés chacun à un universitaire (Les entreprises aéronautiques françaises, 1909-1945, 1996 ; Cinquante ans d’industrie cinématographique, 1906-1956, 1996 ; Rhône-Alpes, terre d’industries à la Belle Epoque, 1899-1914, 1998 ; L’industrie automobile, 1905-1971 et a été l’un des codirecteurs du volume de référence Le Crédit lyonnais, 1863-1986. Études historiques (Genève, Droz, 2003) ; de même, il a été membre actif du Conseil scientifique de la Mission historique de la Banque de France ; à partir de 2004 il a été la cheville ouvrière du Comité scientifique pour l’histoire de l’assurance créé par la Fédération française des sociétés d’assurances et a réalisé pour elle de substantielles archives orales.

Un historien de plain-pied dans la société

Pour autant la vie d’André Straus a eu d’autres dimensions que les activités scientifiques et enseignantes. A 20 ans en 1968, il adhère intellectuellement au trotskysme sans faire partie d’aucun groupe ; tout en sympathisant avec Voix Ouvrière, il devient l’un des principaux animateurs d’un petit groupe d’élèves de grandes écoles dont l’action était orientée vers l’éducation socialiste des jeunes futurs ouvriers, élèves de lycées d’enseignement professionnels (LEP), le « Court-circuit ». Il est membre de Lutte Ouvrière dès la première heure. Plus tard, il participe à la rédaction d’un bulletin orienté vers les jeunes de banlieue, « Cinquième Zone ». Il rejoint à cet égard son grand cousin, Robert Jablon, juif allemand qui avait été membre de l’opposition communiste dans les années trente avant d’exercer après-guerre les fonctions de banquier en France, chez les Rothschild.

Il a voulu comprendre le fonctionnement du ministère de l’Economie et des Finances. Il a été admis comme auditeur au Cycle des hautes études de développement économique de l’IGPDE et membre de sa deuxième promotion (2004-2005).

Il a exercé des activités dans deux domaines des sciences dites dures : consultant au CEA (protection contre les rayonnement non ionisants), et co-créateur d’une entreprise de biotechnologie.
En définitive, André Straus était un chercheur qui mêlait modestie et haute exigence envers lui-même et envers les autres, généreux de son temps pour les étudiants, toujours prêt à discuter et spéculer avec ses collègues à ouvrir de nouveaux champs de recherche.

Une réunion de sa famille, ses amis et ses collègues aura lieu en septembre à Paris. Nous adressons toutes nos condoléances à sa famille et pensons plus particulièrement à son épouse Valérie.

Laure Quennouëlle-Corre et Patrick Fridenson

Sélection bibliographique

Patrick Fridenson et André Straus (dir.), Le capitalisme français (XIXe-XXe siècle). Blocages et dynamismes d’une croissance, Paris, Fayard, 1987.
André Straus (dir.), « Assurance et sociétés industrielles », Risques, n° 31 juillet-septembre 1997.
Robert Jablon, Laure Quennouëlle-Corre, André Straus, Politique et finance à travers l’Europe du XXsiècle. Entretiens avec Robert Jablon, Bruxelles, Peter Lang, 2009.
Laure Quennouëlle-Corre et André Straus (dir.), Financer les entreprises face aux mutations économiques du XXesiècle, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2009.

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