Modifié le 22 juin 2024.
par Philippe Naszalyi
Directeur de publication
Choisir de résumer dans un titre à la fois, elliptique et provocateur, ce numéro double qui paraît au cœur de l’été est un triple pari.
Celui de croire d’abord, que le matérialisme ambiant, qui véhicule la dépersonnalisation du travail, redevenu une simple « force », et non le fruit de l’action d’êtres humains, va mener, si l’on n’y prend pas garde, aux mêmes antagonismes que ceux qui, nés au XIXe siècle se sont épanouis dans les tourments du XXe. Belle régression pour ce XXIe Siècle débutant, qui se glorifie déjà tant de sa « technologie immatérielle » que de ne se développer qu’avec les méthodes de gouvernance humaine, les plus archaïques. Le formidable (au sens étymologique du terme) développement économique de la Chine, qui peut bien se targuer de ses 3 000 ans de civilisation, ce qui ne l’exonère pas de son extrême barbarie humaine, est là pour conforter tous ceux qui, hommes de pouvoir (économique ou politique) pensent que la démocratie est finalement plutôt un obstacle à l’enrichissement matériel des firmes.
La Chine enseigne à ces modernes autocrates, que l’on peut se passer, enfin, des règles qui encadrent le travail, des organisations représentatives de salariés ou de cadres, des droits ou libertés fondamentales où le général l’emportait sur le particulier, et la loi sur le contrat.
On peut vendre une entreprise ou la dépecer, avec ou sans ses salariés, comme on prétendait dans les manuels d’histoire de jadis, que faisaient les Seigneurs en vendant villages et serfs pour payer une dote ou acquérir les atours d’une dame.
Les « modernes libéraux » ou ceux qui se réclament d’une telle idéologie, dont ils n’ont souvent pas assimilé toutes les subtilités, sont en fait les adversaires convaincus de la Liberté, du moins celle de ceux qui ne possèdent rien. « Patriot Act » ou jugement devant « un tribunal d’exception » de prisonniers de Guantanamo, ratifié par un juge fédéral aux Etats-Unis, ont leur pendant en Europe qu’on se rassure, avec les délais et camps de rétention des étrangers, les « règles de sécurité », imposés aux citoyens qui voyagent (pas aux marchandises qui rapportent), par des Commissaires européens, dont celui des transports (hélas Français), toujours prêts à répondre aux injonctions du « Grand Frère », pour ne pas avoir l’air d’être en retard d’une régression de Civilisation. A l’heure très bienvenue de la création de l’Union pour la Méditerranée, comme on est loin du mot qui tire pourtant son nom du « civis » romain, le citoyen libre et responsable, modèle de Cicéron. Désormais invoquer « civis Romanus sum » comme le fit l’apôtre Paul est à ranger (1), avec les Droits de l’Homme, au rayon des antiquités mal venues à rappeler.
C’est au cœur de cet été, marqué par des Jeux Olympiques dignes non de l’Antique, mais de ceux de Berlin de 1936, que la firme Adidas, « sponsor » (le mot de « parrain » ne peut s’appliquer à de telles choses), annonce que l’ouvrier chinois est devenu trop cher (2) et que l’Inde, mais aussi peut-être, le Cambodge, le Laos, voire les pays de l’ancienne URSS, offrent des ouvriers « low cost », à moins de 100 Euros mensuels. On est bien dans la logique, celle de « compression des coûts de production » très clairement affirmée par Charles Beigbeder (3)dans son rapport au secrétariat à la consommation en France.
Que nos lecteurs se rassurent, ce retour dans le XIXesiècle ne nous fait pas entrer dans une apologie des pensées de Karl Marx qui avait écrit de belles analyses de ce capitalisme, digne des années 50… d’il y a deux siècles. Nous pensons toutefois, qu’« il y a […] risque de voir se
répandre une idéologie radicale de type capitaliste qui refuse jusqu’à (la) prise en considération (des phénomènes de marginalisation et d’exploitation […], de même que des phénomènes d’aliénation humaine), admettant a priori que toute tentative d’y faire face directement est vouée à l’insuccès, et qui, par principe, en attend la solution du libre développement des forces du marché. » comme le rappelait, déjà en 1991, un auteur qu’on ne peut soupçonner de marxisme, le pape Jean-Paul II (4).
C’est au contraire parce que nous pensons et croyons qu’« à l’intérieur de chaque pays comme dans les rapports internationaux, le marché libre (est) l’instrument le plus approprié pour répartir les ressources et répondre efficacement aux besoins (5) » que nous prônons d’autres pratiques de management des entreprises et les publions !
Cette double référence à la Doctrine sociale de l’Eglise est également un clin d’oeil à l’une des premières citations mises en exergue, par le professeur Humbert Lesca dans le dossier qui a pris comme titre même, la démarche de « veille anticipative » qui porte son nom : L.E.SCAnning. Loin d’être ratiocination d’universitaires, comme on aime parfois à le croire, pour s’exonérer de toute réflexion prospective, dans certains milieux dits « managériaux », cette méthode, illustrée par les articles de deux de ses « élèves » M.-L. Caron-Fasan et S. Blanco, apporte preuves, mises en pratique et préconisations aux entrepreneurs, cadres et dirigeants qui souhaitent faire autre chose que de la navigation à courte vue. Un peu plus de veille stratégique, d’attention et de modestie aurait sans doute évité à quelques grands groupes comme Alcatel, associé à Lucent, Vivendi ou naguère le Crédit Lyonnais de sombrer dans les affres des navigateurs à la godille, fiers de leurs « peaux d’âne », acquises une fois pour toutes, et enfermés dans leur splendide autisme. Les salariés, et parfois les contribuables, embarqués avec ces « génies des affaires » en ont aussi de cuisants souvenirs ! Un peu plus d’attention et d’écoute des autres, c’est-à-dire de veille, eussent sans nul doute évité des déboires. On peut constater des errements plus mauvais aussi, chez nombre de « banquiers » toujours si prompts à donner notes et leçons de gestion et qu’on trouve très silencieux
ces derniers temps !
Nous ne rappellerons jamais assez l’excellente formule de Jeffrey Pfeffer et Robert Sutton que les « pratiques managériales ne font qu’un usage très limité des connaissances accumulées par la recherche en management » (6) et que nombre d’échecs d’entreprises s’expliquent ainsi.
Ce titre d’Innovation sociale…
Ce titre d’Innovation sociale, qui constitue donc un pari, signifie aussi qu’il n’est d’entreprises quoi qu’on en croit, que collectives. Pour continuer à filer la métaphore maritime comme le souligne Aude d’Andria, (page 18), cela vaut pour la démarche du Professeur Lesca et de son « équipage » comme pour François Angoulvant, co-auteur d’un article franco-québécois (page 53), et qu’on connaît jusque-là, mieux pour son aventure brillante de la « Route du Rhum ». Qu’on ne nous dise pas alors que la recherche en Gestion est déconnectée des réalités. Les quatre articles du deuxième dossier : « Management de Projets » sont le fruit de l’étude et de l’application de méthodes pour mettre en place des réalités tangibles, construites et reproductibles par des équipes d’hommes et de femmes… ce qui est le propre de la science et de la pratique.
Les contributeurs de ces articles, démontrent également l’internationalisme de notre revue, entre Atlantique et Méditerranée, notamment.
Et tant pis si les différents auteurs de différents classements, enfermés dans leur microcosme lilliputien, continuent de jouer à « La piste aux étoiles » (7)pour reprendre le titre d’un très bon papier.
Ils sont au temps de la RTF (8)alors qu’Internet ouvre le monde, sauf… en Chine. C’est cette démarche arbitraire, mais dangereuse pour l’avenir de la recherche française si les pouvoirs publics ou l’AERES (voir page 39) y donnent la main, que dénonce également (9), le directeur du département des sciences du vivant du CNRS. On ne peut trouver meilleur voisinage pour ces Sciences de l’Homme et de la Société, bien vivantes dans les objets qu’elles étudient, dans lesquelles on classifie la gestion ou l’économie, notamment.
Pari enfin, dans ce numéro, que celui de faire naître un débat entre auteurs. Parce que la jeune Recherche internationale francophone s’exprime le plus souvent dans nos colonnes que nous leur avons toujours largement ouvertes, nous avons acquiescé sans hésiter pour créer ce cahier de débats : « Économistes et gestionnaires débattent sur la RSE ». C’est le premier. Nous souhaitons qu’il soit suivi d’autres et nous savons que cette volonté est partagée par tous les contributeurs.
Je ne reviendrai pas en détail sur ce cahier qui présenté différemment, mis en page différemment, a fait l’objet d’une introduction spécifique (page 85) et d’une présentation de son coordinateur, Damien Bazin (page 87).
Notre conviction est également, que nous devons accentuer la pluridisciplinarité de notre revue, déjà multiculturelle par son internationalisation.
Il n’est pas une approche des organisations, mais des approches qu’il faut confronter, comparer et qui se complètent. Le cloisonnement est fruit de la volonté administrative passée qui est encore incarnée dans le CNU, maintenu malgré la LRU (10) comme une « jurande échevinale supérieure », pour reprendre, sans en épouser toutes les conclusions, la charge contre ce dernier, de Philippe Even, directeur de l’Institut Necker ! (11)
Nous tenons beaucoup à ces comparaisons avec ces autres sciences dites « inexactes » que sont celles du vivant pour rappeler aussi aux organismes bureaucratiques que les SHS ne doivent pas être négligées par un retour à un matérialisme positiviste du XIXe siècle. Pas plus qu’en détournant la pensée d’Hegel, les nazis n’ont apporté la liberté par le travail aux déportés de Dachau et d’Auschwitz, pas plus, l’on ne parviendra à la « Vérité par la Science » quoi qu’en ait prédit Camille Flammarion. Il y a, décidemment, mieux à faire qu’à reprendre les vielles lunes idéologiques du XIXe siècle. Serait-ce seulement par peur ou par paresse qu’on s’abstiendrait de retravailler sur les concepts toujours à améliorer de gouvernance humaine, de rapports sociaux, du moins si l’on est bien encore dans une société qui se dit démocratique et libérale ? Notre choix de recherche et de publication est celui de l’innovation sociale qui s’oppose naturellement à la maximisation du profit et au court-termisme économique et politique et complète l’innovation matérielle et technique indispensable, puisqu’elles sont ordonnées toutes ensembles au service de l’Homme.
L’effondrement du système communiste en Europe, a laissé place à une immense anémie intellectuelle en bien des domaines de la pensée, et de la fin de l’histoire à une « gestionite » sans réflexion, on a oublié que le perfectionnement des pratiques humaines était toujours à recommencer ou à approfondir.
La RSG, à sa modeste part, entend contribuer à cette réflexion et à cette recherche innovantes dans ce vaste domaine des Sciences Humaines et Sociales, grâce à son réseau international où collaborent praticiens des entreprises et des organisations comme les universitaires.
1. Actes 16 verset 37.
2. Daniel Eskenazi : « Les chaussures made in China trop chères », Le Temps, CH, mardi 29 juillet 2008.
3. « Le présent rapport préconise le développement du modèle économique du « low cost » (le bas coût) dont l’objectif est de faire baisser durablement les prix, grâce à la compression des coûts de production, sans pour autant remettre en cause la qualité intrinsèque du produit ou la sécurité », Ministère de l’économie, des finances et de l’emploi ; La Documentation française, Paris, 2007, 183 pages.
4. Lettre encyclique Centesimus Annus, À l’occasion du centenaire de l’encyclique Rerum Novarum., « Du Saint Père Jean-Paul II à ses frères dans l’épiscopat, au clergé, aux familles religieuses, aux fidèles de l’Eglise catholique et à tous les hommes de bonne volonté à l’occasion du centenaire de l’encyclique « Rerum Novarum. », Rome 1ermai 1991, paragraphe 42.
5. Centesimus Annus, paragraphe 34.
6. « Hard Facts, dangerous half-truths & total nonsense » Harvard Business School Press, 2006, traduction de l’américain par Sabine Rolland, éditions Vuibert, Paris 2007, 265 pages.
7. Gérard Charreaux & Michel Gervais. Editorial : « La piste aux étoiles » – un commentaire sur le dernier classement des revues élaboré par la section 37 du CNRS, » Revue Finance Contrôle Stratégie, Editions Economica, vol. 10 (4), pages 5-15, décembre 2007.
8. « La Piste aux étoiles » était une émission de la Radiodiffusion Télévision française (RTF). Créée en 1950, cette émission de cirque de Gilles Margaritis, disparut en 1976. Elle était à ses débuts programmée le mercredi soir, veille du congé scolaire d’alors le jeudi et était destinée aux enfants
9. Frédéric Dardel : « L’art difficile de l’évaluation scientifique : l’exemple de la recherche biomédicale », Les Echos, 4 septembre 2007.
10. Loi LRU ou loi Pécresse : loi no2007-1199, du 10 août 2007, « relative aux libertés et responsabilités des universités »
11. Philippe Even : « faillites et carences de la recherche médicale française », 15 juillet 2008.