n°330 – Indépendant(e)

Modifié le 9 mars 2025.

Poursuivons notre pérégrination des mots usités et détournés.
Après « assumer »[1] et « mobilise(e)s »[2], il nous a semblé que le nec plus ultra est constitué non par une forme verbale mais par cet adjectif, parfois substantivé : « indépendant » qui bien-entendu, parité oblige, s’accorde au féminin. Laissons pour le moment sa déclinaison au pluriel, souvent accolée à « experts » !

Mais de quoi parle-t-on ? Nous avons eu en France, après-guerre, comme disent les gens de ma génération, une formation politique dite indépendante, le Centre national des indépendants et appuyé sur les paysans (CNIP), à partir de 1951. Il ressuscitait les « modérés » des années 1930. Ce parti, peu ou pas trop gaulliste mais vraiment conservateur, eut comme figure de proue, Antoine Pinay, le « sage » de Saint-Chamond. Il a compté aussi les Présidents Coty et Reynaud incarnant chacun en leurs grades et qualités, une république en faillite.

https://doi.org/10.3917/rsg.330.0001

Accolé à républicain, indépendant devient un sorte d’avatar comme une nouvelle réincarnation de Vishnou, pour servir les ambitions du jeune Valéry Giscard d’Estaing, indépendant peut-être, mais pas suffisamment des puissances d’argent.

Avec la complicité de Pompidou en 1969, puis de Chirac en 1974, il fit capoter les réformes du Général de Gaulle et tout particulièrement, la grande idée novatrice de la « participation » présentée dans ses grandes lignes dès 1948[3] ! Quant au vocable de républicain accolé à indépendant, tout le sens en est donné par cette belle réplique prononcée par Jean Gabin : « dites-vous bien que quand un mauvais coup se mijote, il y a toujours une république à sauver[4] ». Son nouvel avatar, mais sans doute pas le dernier et en tout cas celui-ci plus dans le sens d’événement fâcheux, occupe provisoirement depuis le 13 décembre, l’Hôtel de Matignon.

Indépendant en sciences de gestion

Si la politique ne grandit pas le mot, il n’en est pas moins un concept intéressant en matière de sciences de gestion. Il existe dans les principes de « bonne gouvernance », la nécessité de compter parmi les administrateurs des sociétés, – je dis bien sociétés et pas entreprises –, des administrateurs indépendants, avec une extension possible dans le domaine des PME/PMI ou de l’Économie sociale ! Indépendance et « externalité » souvent dans l’absence de lien salarial, est généralement reconnu comme élément fondamental.

Fabrice Roth[5] qui a été rédacteur en chef de notre revue, apporte dans une remarquable étude, une nuance importante sur la véritable indépendance qui ne semble pas avoir été suffisamment prise en considération !

En effet, il semble que cette liberté de jugement qu’on requiert d’un administrateur indépendant, ne peut se contenter des risques de conflits d’intérêts, au sens des principes définis notamment par l’Institut Français des Administrateurs (IFA)[6]. Toutefois, si des liens financiers ou familiaux sont souvent évoqués pour éviter la dépendance, il convient aussi de ne pas tomber dans un irénisme béat ou béta qui ferait accroire que l’indépendance est réputée acquise lorsque l’on se proclame comme tel.

Je reste très dubitatif lorsque j’entends parler de cabinet indépendant ou d’experts indépendants dans toutes sortes d’affaires y compris sociales, morales ou éthiques. Comme Jérémie Berrebi, dont je recommande vivement la lecture, je m’interroge sérieusement sur cette question : « l’indépendance d’esprit existe-t-elle vraiment[7]. »

Indépendance et administration ?

Parle-t-on d’oxymore ? Ce terme a été rendu populaire par un « président normal » mais qui n’a été admis à faire valoir ses droits à la retraite à la Cour des comptes que le 11 mai 2017[8] ! Notre république, pense avoir trouvé la solution de l’indépendance. Elle ne compte pas moins de vingt-quatre autorités administratives indépendantes (AAI) et autorités publiques indépendantes (API), Jusqu’en 2017, il y en avait une quarantaine[9]. Ces sinécures, on aurait parlé de « fromages » sous la IIIe République, sont à peu près toutes constituées de manière semblable. Nous ne nous attarderons pas sur l’ineffable ARCOM dont l’une des grandes missions va être de nous changer la numérotation des chaînes de télévision qu’elle autorise et sanctionne sans distinguer des fonctions que la séparation des pouvoirs imposerait en démocratie. La commission de déontologie de la fonction publique, doit d’avantage retenir notre attention par son insuffisance. Nombre de ses décisions frisent la complicité dans le « pantouflage ».

En effet, sur trois-mille trois cents avis annuels, guère plus de quarante incompatibilités ont été retenues[10] ! Est-ce pour rendre le contrôle plus indépendant que cette commission a été fondue dans la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP). Arrêtons-nous alors sur cette autorité administrative indépendante dont, avec les changements fréquents de gouvernement en 2024, on ne cesse d’entendre parler. Le collège qui la compose, est constitué de douze membres :

  • 2 élus par la Cour de Cassation, normalement des magistrats du siège, bien qu’en France, on passe du siège au Parquet et inversement. Admettons-les toutefois plus indépendants que ceux qui vont suivre !
  • 2 élus par le Conseil d’État
  • 2 élus par la Cour des Comptes

On sait que ces deux institutions sont composées de brillants

énarques de la « botte » qui outre la camaraderie d’école, ont l’habitude des navettes entre les cabinets ministériels, les entreprises publiques et parfois privées et leur chambre de rattachement : un gage indéniable d’indépendance !

  • 2 nommés par le Président du Sénat
    et
  • 2 nommés par le Président de l’Assemblée nationale
  • 2 nommés par le Gouvernement

Le Président qui a voix prépondérante est lui, nommé par le président de la République.

Pour simplifier la compréhension de tous, sur ce que l’on appelle indépendance, constatons que lorsque Didier Migaud, ancien député, ancien Premier Président de la Cour des comptes jusqu’en 2020, et alors président de cette haute autorité (HATVP), a été nommé, en septembre 2024, ministre de la Justice par le président de la République, ce sont ses collègues de cette Haute Autorité qui ont statué en toute indépendance !

Cela ne veut pas dire qu’il y a malhonnêteté, mais cela veut dire à coup sûr qu’il n’y a pas indépendance au sens réel et non administratif du terme ! Marie Huret a ramassé tout cela sous l’excellente appellation de « France des connivences[11] » en parlant d’une caste qui n’est pas celle de la France « d’en haut » ni celle « d’en bas », mais de plus en plus la France « d’à côté » !

On le voit bien, indépendant(e) ne s’honore toujours pas de fréquenter la politique et pas plus que des institutions mises en place par la caste aux affaires ou affairiste qui rappelle les belles heures de la monarchie de juillet ! Et pourtant, indépendante est l’un des vocables, et même le premier que nous avons choisi pour définir la « politique éditoriale » de notre revue qui s’apprête en cette fin 2024 à entrer de plain-pied dans sa soixantième année !

Indépendante

LaRSG n’appartient à aucun groupe financier, à aucun groupe d’entreprises, à aucune académie, à aucune association ou fondation… Elle n’est liée à aucune école, à aucune université ou centre de formation… Elle appartient à un groupe de porteurs de parts sociales stables dans le cadre d’une SARL indépendante au capital de 25 000 €. Elle répond à toutes les obligations en matière de transparence. Rare parmi ses consœurs, elle est donc une véritable entreprise, fonctionnant non de subventions, d’adossements divers et variés, mais bien de son lectorat et de ses abonnements.

Même si pour ce dernier point, la chose devient plus difficile ! Nous avons donc aussi privilégié la forme numérique avec larsg.fr et la présence sur de nombreuses plateformes dont Ebsco et Cairn.

Point de connivences donc, reste notre credo et ceux qui apportent leurs concours aux évaluations, à la rédaction, au comité d’orientation (page 2 et 3 de couverture) viennent des horizons les plus variés, de pays et continents différents et concourent ainsi bénévolement à la diffusion de la pensée managériale depuis 1965. Comment mieux illustrer cela qu’en soulignant notre vocation internationale et francophone qu’un tiers des auteurs publiés, ne sont pas français[12] !

Ce dernier numéro de cette 59e année comprend une tribune d’Olivier Meier qui pose un problème actuel celui de la notion de validité externe en recherche qualitative.

Le dossier de ce numéro porte sur la résilience dans tous ses états. Il a été mené entièrement par notre rédacteur enchef, Éric Séverin. Après les crises traumatiques qui nous ont accablés, et nous accablent toujours cinq articles ont été sélectionnés avec une extrême rigueur demandant des écritures et réécritures jusqu’au dernier moment pour coller à l’actualité. Il démontre à l’envi que la science de gestion embrasse tous lesdomaines y compris ce concept que Boris Cyrulnik a largement popularisé car comme il l’écrit « la résilience est la capacité à naviguer dans les torrents de la vie. »


1. https://www.larsg.fr/la-revue-des-sciences-de-gestion/n323-assumer/
2. https://www.larsg.fr/la-revue-des-sciences-de-gestion/n324-mobilisees/
3. 14 décembre 1948, au Vélodrome d’hiver, le Général de Gaulle s’adresse aux délégués des groupes d’entreprises du R.P.F.
4. Dialogue de Michel Audiard dans le film Le Président (1961) d’Henri Verneuil.
5. Fabrice Roth (2011), L’administrateur indépendant dans le cycle de développement de l’entreprise. Revue française de gouvernance d’entreprise, 2011, 8, 15 p. ffhalshs-00693118
6. https://www.ifa-asso.com/rejoindre-lifa/qui-sommes-nous/
7. https://www.linkedin.com/pulse/lind%C3%A9pendance-desprit-existe-t-elle-vraiment-jeremie-berrebi/
8. https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000034681078
9. Loi n° 2017-55 du 20 janvier 2017 portant statut général des autorités administratives indépendantes et des autorités publiques indépendantes
10. Fabien Matras et Olivier Marleix, Rapport d’information n° 611, déposé en application de l’article 145 du règlement, par la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République, en conclusion des travaux d’une mission d’information sur la déontologie des fonctionnaires et l’encadrement des conflits d’intérêts, n° 611, déposé le mercredi 31 janvier 2018.
11. https://www.marianne.net/societe/la-france-des-connivences
12. https://www.larsg.fr/liste-des-auteurs/

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